Voici, mis en ordre, quelques points que j’avais prévu de développer lors des Jéco sur le thème des « entreprises du 3e type » (le vendredi 14 novembre, au Centre culturel Saint-Marc, à Lyon) et qui a aussi servi de dense introduction pour ces 10èmes rencontres.

Dans un premier temps, présentation d’une MLC. Dans un second temps, une question plus générale : Economie circulaire, alternative, collaborative, sociale, solidaire… De quoi parle-t-on ?

1- Une MLC (Monnaie + Locale + Complémentaire) n’est pas une monnaie alternative :

  • Complémentaire = convertible en euro avec la parité de 1 pour 1 (1 MLC = 1 €). Cette complémentarité garantit la très grande facilité d’utilisation (pour les utilisateurs, il suffit de convertir des euros en MLC puis d’aller faire ses courses) et aussi sa légalité (en particulier pour les comptables des prestataires). Ajoutons que seuls les prestataires peuvent re-convertir (pas de liquidité donc pour les utilisateurs), souvent en acquittant une contribution de quelques % (puisque le but est de « faire circuit ») et qu’il ne doit pas y avoir de « rendu de monnaie » (pas de fongibilité) pour éviter qu’une MLC ne puisse servir de « blanchisseuse ».
  • Locale : c’est à la fois une contrainte imposée par l’ACPR (Autorité de contrôle prudentiel et de régulation) et un choix politique (qui renvoie, particulièrement dans le cas français, à des valeurs écologiques, sociales et démocratiques) à C’est le choix de la proximité, pour une réappropriation citoyenne de la monnaie et de ses usages.
  • Mais en quoi est-ce une « monnaie » ? C’est là que les difficultés commencent. Et ce sont d’abord des difficultés qui portent sur le sens, c’est-à-dire la direction d’une MLC : où va-t-elle ?

1. Une MLC est-elle complémentaire pour le rester : dans la lignée d’un Bernard Lietaer qui voient dans les MLC des éléments de résilience propre à conforter un système monétaire général (sur le modèle du WIR suisse).

2. Ou bien : est-elle complémentaire, de façon transitoire, pour en partir et devenir – en cas d’effondrement de l’Euro, comme certains aiment à le mettre en avant – une monnaie « alternative » ? Le but (l’alternative), dans ce cas, n’est pas le début (la complémentarité).

  • C’est là que d’autres embranchements se proposent :

Par qui est porté un projet de MLC ? Voie ascendante (= citoyenne) ou bien descendante (= institutionnelle) ? [Par-delà les sophismes qui pourraient rappeler que rien n’interdit à une institution d’être citoyenne et que réciproquement rien ne garantit à une initiative citoyenne d’échapper à l’institutionnalisation]. Ces deux voies induisent tout une série de choix : composition du groupe pilote, « gouvernance » (prise de décision, structure de la décision), mode de financement, références idéologiques, rapports à la technique, aux institutions, à la légalité).

Par quoi ? Rester dans la matérialité de la monnaie papier ou passer à la dématérialisation (téléphone, carte…) ?

 

La Mesure a choisi une démarche ascendante avec une réticence pour la voie de la dématérialisation. Mais dans le réseau des MLC, les autres voies existent : démarche descendante pour le Galléco du CG d’Ille & Vilaine, monétique pour l’Eusko du pays basque (la 4ème possibilité : monnaie institutionnelle + dématérialisation – le Nanto – n’est pas intégrée dans le réseau des MLC).

 

2- Voici pour un tableau esquissé de ce qu’est une MLC. Mais, pour quelle dynamique ? Dans l’idéal, les MLC pourraient être les vecteurs d’une dynamique :

  • Pour les prestataires, par un effet d’aubaine : économique s’ils sont en bout de circuit mais aussi, il ne faut pas le nier, un effet de sens et de reconnaissance (les prestataires qui restent dans les projets « tiennent » à leur MLC)
  • Pour les soutiens institutionnels (à la fois techniques et financiers) : dans un premier temps, il y a une espérance de redynamisation économique locale et puis ensuite, plus modestement mais plus pragmatiquement, une espérance d’éducation populaire et citoyenne.
  • Pour les « militants » initiateurs des projets citoyens : un effet de label (plutôt que le boycott) qui vaut signe de reconnaissance pour affecter sa consommation. Une MLC est une alternative concrète, surtout celle-là puisqu’elle porte sur l’argent : le sang du système (celui des pauvres, selon Léon Bloy).
  • Et pour les utilisateurs ? C’est là que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes alternatifs. Car, très très vite, une objection majeure fait jour : « Mais quelle est donc la différence avec l’Euro ? ». Il faut bien le reconnaître : « Ca ne prend pas ». En Angleterre, même le Bristol pound est en demi-teinte : des conférences de 400 personnes enthousiastes et à la fin, une ou deux adhésions… On pourrait aussi regarder les chiffres relatifs de l’Eusko ou relire le CR des AG du Sol-Violette…

 

3- Voilà donc une réalité moins belle que l’idéal : cependant, dans une eSpérimentation, critique ne doit pas signifier abandon, mais au contraire « rebond ». On peut donc évoquer trois pistes pour tenter de continuer ce type d’eSpérimentation : un « autre » territoire, une « autre » complémentarité, une « autre » monnaie.

    1. La voie du L, celle d’une extension territoriale du bio-circuit en s’appuyant de façon privilégiée sur les prestataires à sur le modèle du Wir. La MLC comme monnaie des circuits-courts ? Mais n’est-ce pas une fuite en avant, qui ne pourrait au mieux que faire réussir au local ce que nous voyons échouer au global ?
    2. La voie du C, celle d’une « autre » complémentarité avec tous les autres outils financiers alternatifs : cigales, accorderies, sels… Mais en quoi cette démarche viendrait-elle vraiment satisfaire un besoin insatisfait de mise en réseau de ces alternatives, ne risque-t-elle pas de venir s’échouer contre les réticences des oligarchies alternatives ?
    3. La voie du M, celle plus politique qui oserait aller jusqu’au bout de l’éducation citoyenne pour explorer la voie de la Monnaie comme instrument de partage plutôt que la voie de l’Argent comme outil d’échange (voir le premier n° de Capitalisme sur Arte qui a bien montré comme la « fable du troc » a justifié politiquement une genèse imaginaire de l’argent comme facilitateur des échanges). Mais cette voie présuppose un renversement : non pas créer une MLC et s’étonner que personne ne veuille l’utiliser mais créer des solidarités, des coopérations, des connexions puis les symboliser par une monnaie partagée. Nous butons là sur la difficulté que nous évoquions, ici même dans cette salle, la semaine dernière avec Serge Latouche : une telle initiative semble requérir des conditions d’audaces qui ne pourront être réalisées que si la rupture avec le monde dominant a déjà été effectuée. Enregistrons quand même que certains projets de MLC sont allés dans ce bon sens : les Abeilles de Villeneuve-sur-Lot partent d’une association implantée et reconnue dans le « bio » ; à Fortalenza, la MLC vient au terme d’un processus qui a commencé par une lutte et s’est poursuivi par une « autre » banque, puis est venu le Banco Palmas (sans nier l’aide d’une ONG extérieure qui a favorisé ces démarches d’autonomie). A Romans nous étions partis d’un Forum citoyen dont l’objectif explicite était de « fédérer l’existant » (organiser ensemble un moment où les associations de l’alternative réfléchissaient dans le but de déboucher sur des chantiers) mais le choix même de notre thème – nous le comprenons rétrospectivement – indiquait la prégnance d’une illusion : « Changer les échanges » (fable du troc et illusion catallactique).

 

Les projets de MLC méritent donc des jugements mesurés : ni excès de critiques, ni excès de louanges. Ce sont des expérimentations citoyennes et leur taille groupusculaire est plutôt un atout tant qu’elles ne font pas subir au « faire sens » l’hégémonie du « faire nombre ». Il faut assumer une certaine marginalité.

 

4- Deuxième question posée : Ces formes d’activité « différentes » sont-elles destinées à rester à la marge de l’économie marchande capitaliste ? Ou sont-elles les pionniers du modèle économique du futur ?

Soyons clairs : De quelles marges parle-t-on ?

  • S’il s’agit des marges du système capitaliste, ces projets ne seront qu’illusions et seront d’autant plus facilement récupérés qu’ils fourniront ces soins palliatifs dont l’économie mainstream a besoin dans sa quête d’efficacité : car c’est ainsi que de façon systèmique, le capitalisme, en tant que système, a parfaitement compris toute l’utilité d’une notion comme celle de résilience.
  • Les véritables marges demandent un plus large effort de réalisme : c’est d’affronter en tant que telle la fin de la croissance qui vient. Nous sommes nombreux à appeler à la responsabilité (cf. intervention de Patrick Viveret), en particulier écologique. Mais jusqu’à quel point sommes-nous prêts à défendre nos valeurs de façon cohérente ? L’empreinte écologique globale a dépassé son plafond de soutenabilité (elle est de 1,6 au lieu d’être en dessous de 1,2). Nous savons qu’il y a une corrélation économique directe entre empreinte écologique et PIB. La conclusion devrait être simple à tirer : si nous voulons revenir sous le plancher de l’insoutenabilité écologique, il faut sans tarder avancer vers un monde dans lequel le PIB décroîtra. Si rien n’est anticipé, ce sera la récession subie par les plus pauvres et on ne peut rien imaginer de pire qu’un monde de croissance sans croissance. Si nous y mettons un peu de (bonne) volonté (de sobriété et d’autonomie), alors ce retour à la mesure pourrait être serein et démocratique.

C’est pour cette raison qu’il me semble raisonnable de choisir la « voie du M » pour continuer à porter les projets de MLC : parce que ce sont des voies enthousiasmantes pour se libérer de la religion de l’économie et de la croissance.

Michel Lepesant, http://decroissances.blog.lemonde.fr/

 

Un commentaire

  1. Bonjour, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt le papier de M.Lepesant. Intervient -il comme conférencier? Ce serait précieux pour éclairer une démarche qui s’ébauche dans l’Aisne. Ce pourrait même etre via Skype.

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