Le vendredi 14 mars 2008, Martin Wolf, éditorialiste vedette du Financial Times, écrivait « retenez cette date, ce jour-là le rêve d’un capitalisme global de libre entreprise est mort » (1)Pierre Rimbert, 2008, Les élites, la crise et le macaroni de Mauss. Le monde diplomatique N°653 Août 2008.. Le rêve dont il parle est « l’utopie qu’Adam Smith décrit dans « La richesse des nations » et qui est devenue le rêve ou le cauchemar de nos sociétés. C’est l’économisme absolu de nos sociétés. » (2)Conférence de Jean-Michel Servet à Romans le 17/04/2013. En effet pour Smith c’est « la main invisible du marché » (3)Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre IV, ch. 2, 1776 ; d’après réédition, éd. Flammarion, 1991, tome II pp. 42-43. qui fera lien entre « des individus séparés, calculateurs, plongés dans un monde de marchandises dont ils estiment les utilités » (4)André Orléan, 2001, La monnaie entre économie et anthropologie http://jda.revues.org/2538 le 05 08 2012..Pour lui la société résulterait « d’un contrat passé entre n Robinson, archétype fictif de l’individu rationnel, le fameux homo oeconomicus, qui s’organisent pour subvenir à leurs besoins matériels » (5)François Flahault, Le paradoxe de Robinson, Mille et une nuits, 2005..
Cet économisme que Karl Polanyi qualifie de sophisme, « est un mode de pensée particulier qui nous vient de l’économie du XIX° siècle et les conditions de vie qu’elle a créées dans toutes les sociétés industrialisées, cette mentalité est personnifiée par l’esprit marchand ». Cette généralisation hâtive s’est opérée « en l’espace d’une génération, disons 1815-1845. Les marchés créateurs de prix qui n’existaient auparavant que comme enclave dans certains Ports de commerce et Bourses d’échange montrèrent leur capacité bouleversante à organiser les êtres humains […] l’esprit marchand contenait en lui-même les germes d’une culture toute entière […] en rupture violente avec les conditions antérieures» (6)Karl Polanyi, Le sophisme économiciste in Revue du Mauss n° 29. Premier semestre 2007..
Aujourd’hui, dans le règne de l’argent, outil de l’anonymat de la société de marché (7)Karl Polanyi, Essais, 2008, textes réunis par Cangiani Michèle et Maucourant Jérôme, Seuil. p.17.,l’argent véhicule une sorte d’anti-citoyenneté puisqu’il individualise et délie les citoyens. La « banalisation de l’argent » a mis à bas les solidarités de la socialité primaire, celle qui se développe « dans la famille, dans les relations de voisinage, de camaraderie, d’amitié » (8)Jacques T. Godbout, 2000, L’esprit du don, éd La découverte/poche p. 25.. On paye pour faire garder ses enfants, ses vieux, et c’est le même argent qui permet de payer le producteur de son Amap et de spéculer sur le prix des denrées alimentaires. Aujourd’hui la financiarisation, c’est-à-dire la transformation d’un nombre de plus en plus grand de biens en titres spéculatifs, touche tous les domaines de notre vie.
Quand nous avions lancé la Mesure (à Romans sur Isère en mai 2011), nous rêvions « juste » d’une autre économie, plus humaine, et une monnaie locale nous paraissait un outil rendant cela possible à mettre en place sans attendre. Nous avions en tête un projet politique par le « faire ensemble », au quotidien en utilisant une autre monnaie.
Dans le cadre d’une recherche-action j’ai été amené à me plonger dans les écrits théoriques sur la monnaie, car il me semblait qu’on ne pouvait pas faire, ni étudier une monnaie locale sans s’être d’abord interrogé sur ce qu’est la monnaie. Dans un article de 2008 intitulé « Les trois états de la monnaie » (9)Bruno Théret, Les trois états de la monnaie. Approche pluridisciplinaire du fait monétaire, Revue économique, 2008/4, vol. 59, p. 813-841., Bruno Théret, économiste directeur de recherche au CNRS pose la monnaie comme une institution sociale. C’est-à-dire « un complexe d’habitudes, de croyances et de règles constitutives de la société » ainsi que la définit Karl Polanyi (10)Karl Polanyi, Essais, 2008, textes réunis par Michèle Cangiani et Jérôme Maucourant, Seuil. p.25 « il ne peut exister de véritable économie de marché sans société de marché […qui] est une forme spécifique d’organisation sociale ».. La monnaie n’est pas seulement un objet, une marchandise moyen de l’échange marchand, mais un « fait social total » (11)op.cit. note 18., qui concerne tous les domaines de notre vie.
Cet article conduisait à sortir d’une conception économiste de la monnaie. Ce qui me semblait être la condition première pour en faire un outil au service du lien social, pour transformer une monnaie de « consommation », ce qu’étaient la plupart des monnaies locales complémentaires, en une monnaie sociale et solidaire.
En poussant plus avant mes recherches afin de creuser cette piste conceptuelle j’avais notamment découvert « Les monnaies du lien » de Jean-Michel Servet (12)Jean-Michel Servet, 2012, Les monnaies du lien. Presses universitaires de Lyon. au titre pour le moins évocateur.
Jean-Michel Servet nous amène à faire une distinction entre monnaie et argent. En effet, il me semble que si nous ne distinguons pas entre monnaie et argent, alors nous répétons la doctrine économique dominante qui nous fait croire, depuis l’invention de la science économique, que la monnaie c’est juste de l’argent, c’est-à-dire des pièces de monnaie frappées en Lydie par les rois Crésus et Alyattès à partir de l’électrum charrié par le fleuve Pactole, en un temps où les sauvages troquaient bêtement.
Or ces pièces n’ont été « retrouvées que dans des régions limitées autour du lieu d’émission et les unités monétaires étaient beaucoup trop grosses pour qu’on puisse penser qu’elles ont servies aux échanges de tous les jours» (13)Alain Testart, 2001, Aux origines de la monnaie Paris Errance cité dans Annie Vital Décroissance de l’argent, monnaies de la décroissance in Michel Lepesant (coord.), L’antiproductivisme un défi pour la gauche Parangon 2013.. Elles n’ont donc pas été frappées pour faciliter les échanges. C’est ainsi qu’est mise à mal la fable de l’échange comme origine de la monnaie.
Cette histoire de l’invention de l’argent est une fiction, une fable, « la fable du troc » ainsi que Karl Polanyi l’a mis en évidence dans La grande transformation. Cette utopie fondatrice, entretenue par la plupart des manuels d’économie, relève d’ « une conception évolutionniste des différentes étapes du développement monétaire, largement partagée par la majorité des économistes. L’économie aurait d’abord été une économie naturelle d’autosubsistance et de troc, puis serait passée par le stade monétaire avant de devenir une économie de crédit » (14)Jean-Michel Servet, 1993, L’institution monétaire de la société selon Karl Polanyi, Revue économique, vol. 44, n° 6, p. 1127-1150.
Jean-Michel Servet, qui travaille sur les monnaies depuis 1970, explique que lorsqu’ il « s’est aperçu que le troc était une fable et que jamais la monnaie n’avait été inventée à partir du troc, c’est à dire comme relation économique » il a été amené à « se demander quand et pourquoi cette historiette avait été inventée, de sauvages échangeant et après ça devenait compliqué et on inventait la monnaie » (15)Conférence de Jean-Michel Servet du 17.04.2013 à Romans-Sur-Isère.. Cette fable, a été inventée au milieu du XVIII° siècle simultanément par plusieurs auteurs. Adam Smith en Angleterre, Cesare Beccaria en Italie et Turgot en France. Ce qui est surprenant c’est que cette idée savante développée dans des salons autour de 1765, s’est répandue sur toute la planète. En effet si aujourd’hui vous demandez à quelqu’un qu’elle est l’origine de la monnaie, il vous répondra troc, barter, baratto, trueque, pour dire qu’avant la monnaie il y avait le troc. Pour lui « cette scénette de deux sauvages, l’un ayant faim et l’autre ayant du gibier, et l’un ayant soif tandis que l’autre a du vin de palme, qu’ils vont s’échanger, c’est un peu comme Adam et Eve. Il n’existe pas d’avant la monnaie car au même titre que nous parlons il y a dans toutes les sociétés d’homo sapiens -sapiens de la monnaie » (16)op.cit. note 25.. Pour Jean-Michel Servet cette fable est essentielle puisqu’elle explique que la monnaie est en quelque sorte un fait naturel fondé sur l’échange, sur la raison économique. Et dans le chapitre deux de « La richesse des nations », Adam Smith raconte encore une autre fable. Il décrit un village utopique et écrit que « ce n’est pas des bons sentiments du boulanger ou du boucher qu’on attend le fonctionnement de la société, mais que chacun fonctionne selon son intérêt ». Dans l’Europe du milieu du XVIII° siècle « la description de Smith est une utopie car on ne paye pas son boulanger ou son charcutier, il vous fait crédit (du latin credo, je crois). On écrivait même sur le mur les dettes des uns et des autres dans certains endroits ».
Mais alors pourquoi les monnaies ont-elles été créées ?
Pour Jean-Michel Servet la monnaie s’inscrit dans des rapports collectifs au sein d’une communauté partageant des valeurs. Elle matérialise, rend visible, un mode de vivre ensemble. Elle fait partie des biens « qui permettent la réalisation des alliances nécessaires au sein d’une communauté, ses membres se pensent en relations solidaires d’interdépendances ». Et « quand on fait une monnaie locale et qu’on essaye de construire autrement la monnaie on travaille aussi sur des sortes d’archaïsmes monétaires qui vont du côté des fondements et qui font de la monnaie un lien social qu’on a bien oublié ».
Afin de nous faire comprendre en quoi ces monnaies sont la manifestation symbolique de relations entre les membres d’une communauté, Jean-Michel Servet, nous conte l’exemple de l’île Rossel, à l’est de la Nouvelle Guinée, dont un ethnologue dit qu’on y « dépèce les cadavres dont on vend la peau » (17)Conférence de Jean-Michel Servet le 29/ 05/2013 à Romans sur Isère.. Cet occidental à qui on dit qu’on paye la peau s’imagine que « comme il paye la peau on lui remet, forcément puisqu’il la paye. Il ne va quand même pas payer pour rien ».Ce qui se passe en fait c’est qu’on dit « la peau elle vient de tel clan, le nez il vient de tel clan, les yeux etc. Le corps de la personne est décomposé suivant ses origines. Et donc on paye entre guillemets, on verse ces monnaies de coquillages qui sont des perles, au moment de la mort de quelqu’un simplement pour marquer l’appartenance de la personne à un certain nombre de groupes. Le paiement affirme les liens que vous avez ».
Ce sont ce qu’il appelle des monnaies de « l’impossible coupure, car rompre serait funeste pour ces communautés ». La capacité d’un instrument de couper le lien en mettant fin à toute obligation grâce au paiement a été une transformation essentielle de nos sociétés, c’est ce que fait l’argent. « L’illusion de croire que » le paiement comptant » peut libérer acquéreurs et débiteurs de toute obligation, autrement dit les dégager de tout lien est la logique au cœur de l’économisme, fondement du néolibéralisme. Croire en la capacité d’un instrument de couper le lien en mettant fin à toute obligation grâce au paiement a été une transformation essentielle. La confiance paraît se déplacer des personnes aux choses, laissant chacun quitte ».
Voilà pourquoi les monnaies locales doivent protéger les liens entre les personnes, dit autrement être citoyennes.
Pour une recension du livre de Jean-Michel Servet, on peut consulter : Sophie Swaton, « Aux origines de la monnaie », La Vie des idées , 5 décembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Aux-origines-de-la-monnaie.html.
« L’usage de la fiction du troc dans de nombreuses analyses économiques signale l’ambivalence du statut de la monnaie : insignifiante pour elle-même, mais incontournable en pratique. Les économistes définissent généralement la monnaie par ses trois fonctions et débattent de la réduction de son utilité à la fonction d’intermédiaire des échanges. Le déplacement du regard sur la nature sociale de la monnaie met au jour une autre forme d’utilité : la monnaie serait à la fois produit et productrice de relations sociales, symptôme et médium du lien social entre les individus. » Grosgeorge Marie, Martin Gilles, « La monnaie est-elle utile ? », Idées économiques et sociales, 2015/4 (N° 182), p. 35-42. URL : https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2015-4-page-35.htm
Notes et Références
↑1 | Pierre Rimbert, 2008, Les élites, la crise et le macaroni de Mauss. Le monde diplomatique N°653 Août 2008. |
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↑2 | Conférence de Jean-Michel Servet à Romans le 17/04/2013. |
↑3 | Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre IV, ch. 2, 1776 ; d’après réédition, éd. Flammarion, 1991, tome II pp. 42-43. |
↑4 | André Orléan, 2001, La monnaie entre économie et anthropologie http://jda.revues.org/2538 le 05 08 2012. |
↑5 | François Flahault, Le paradoxe de Robinson, Mille et une nuits, 2005. |
↑6 | Karl Polanyi, Le sophisme économiciste in Revue du Mauss n° 29. Premier semestre 2007. |
↑7 | Karl Polanyi, Essais, 2008, textes réunis par Cangiani Michèle et Maucourant Jérôme, Seuil. p.17. |
↑8 | Jacques T. Godbout, 2000, L’esprit du don, éd La découverte/poche p. 25. |
↑9 | Bruno Théret, Les trois états de la monnaie. Approche pluridisciplinaire du fait monétaire, Revue économique, 2008/4, vol. 59, p. 813-841. |
↑10 | Karl Polanyi, Essais, 2008, textes réunis par Michèle Cangiani et Jérôme Maucourant, Seuil. p.25 « il ne peut exister de véritable économie de marché sans société de marché […qui] est une forme spécifique d’organisation sociale ». |
↑11 | op.cit. note 18. |
↑12 | Jean-Michel Servet, 2012, Les monnaies du lien. Presses universitaires de Lyon. |
↑13 | Alain Testart, 2001, Aux origines de la monnaie Paris Errance cité dans Annie Vital Décroissance de l’argent, monnaies de la décroissance in Michel Lepesant (coord.), L’antiproductivisme un défi pour la gauche Parangon 2013. |
↑14 | Jean-Michel Servet, 1993, L’institution monétaire de la société selon Karl Polanyi, Revue économique, vol. 44, n° 6, p. 1127-1150 |
↑15 | Conférence de Jean-Michel Servet du 17.04.2013 à Romans-Sur-Isère. |
↑16 | op.cit. note 25. |
↑17 | Conférence de Jean-Michel Servet le 29/ 05/2013 à Romans sur Isère. |
Bonjour,
Quelques remarques à propos de l’article d’Annie VITAL. En résumé, il faudrait en parler plus longuement.
– D’accord avec la dénonciation du mythe du troc à l’origine de la monnaie,
– D’accord avec l’argent = la monnaie ( je refuse de jouer sur les mots comme J.M SERVET) qui individualise et délie, MAIS la monnaie ne fait pas que cela puisque la monnaie dette ( cf David GRAEBER » Dette, 5000 ans d’histoire » ) crée un lien entre deux personnes ou deux groupes de personnes ou deux sociétés (entre débiteur et créancier).
– D’accord avec la financiarisation croissante qu’il faut dénoncer et limiter (tout comme il faut limiter la sphère économique de manière générale dans les rapports humains), MAIS pas d’accord avec l’égalité stricte : financiarisation = plus de biens transformés en titre spéculatifs. La financiarisation, c’est aussi le recours accru à des moyens de paiement, à l’endettement (à limiter) et à l’investissement → pour la transition écologique et solidaire….
-Sur le schéma présenté: pas d’accord avec la localisation géographique des produits qui serait à l’origine de tout, il ne s’agit que des produits agricoles et miniers, hors les services existaient de tout temps.
La MLCC la Mesure ne s’appuierait que sur l’une des fonctions de la monnaie, l’unité de mesure semble en contradiction avec le fait que TOUTE monnaie est un fait social total, bien évidement (j’enseignais cela dans mon cours de terminale).
Au fait, la Mesure existe t’elle encore ? je ne la trouve pas sur internet. Cordialement