Sommaire
Après plus d’une dizaine de rencontres nationales, le réseau des MLC continue de s’organiser de façon citoyenne. Mais, un an après la loi sur l’ESS qui a accordé reconnaissance juridique au « titre de monnaie locale complémentaire » et qui voit certaines collectivités territoriales se saisir de l’aubaine, il n’est pas inutile que le réseau des MLC réaffirme ses « valeurs », afin de mettre en cohérence les objectifs avec les moyens.
C’est pourquoi entre la (11ème) rencontre et celle qui sera organisée en novembre par le Retz’l (prononcer « réel »), il paraît opportun de proposer un texte de transition, un bilan d’étape, pour 1/ poser en amont les principales conclusions constructives de Bidart et en faire ressortir tous les aspects positifs et 2/ permettre aux prochaines rencontres de démarrer du même point.
1- Les « valeurs » du réseau des MLC
→ Elles s’expriment dans le Manifeste : 1/ dont l’écriture collective a constitué un bon modèle de discussion ouverte aux critiques tout en cherchant le consensus ; 2/ qui n’est pas « gravé dans le marbre » mais qui constitue une base solide d’évolution.
→ Les débats (ateliers et retours d’ateliers) de la rencontre de Bidart ont largement validé la liste suivante, dont une première formulation avait été proposée par Philippe (Lenoble) de l’Abeille – Villeneuve-sur-Lot.
- priorité aux valeurs du Manifeste dans la démarche (le faire sens est la bonne condition pour faire nombre, et non pas inversement faire nombre pour avancer ensuite dans le faire sens) : spontanément, c’est l’eau chaude qui tiédit, pas l’eau froide qui se réchauffe.
- priorité à la forme papier des coupons (l’électronique est possible mais dans un second temps pour faciliter des échanges entre prestataires ou pour des montants conséquents).
- monnaie avec contribution à la reconversion (il s’agit bien de viser un bouclage du circuit des prestataires) + la question de la fonte qui est toujours une question épineuse : la mise en pratique peut décourager même ceux qui y sont favorables, mais reste un objectif à atteindre lié au concept.
- limites territoriales proportionnées à un bassin de vie (ce n’est pas le petit qui est important mais la juste proportion) ; il faudra un jour envisager la possibilité de compensation pour des MLC réparties sur un territoire plus vaste.
- l’objectif des MLC ne peut pas être seulement « thématique » (gestes écologiques ou monnaie à l’intérieur d’un domaine fermé) mais il doit être « généraliste », citoyen.
- dans notre rapport prudent aux institutions, en particulier aux collectivités locales : il faut distinguer entre « porter un projet » et « soutenir un projet » (par des soutiens financier, logistique ou médiatique). Quand des collectivités locales portent un projet, elles ne rentrent pas dans l’espace du réseau des MLC (ce qui n’interdit ni de les rencontrer ni de profiter de convergences).
2- Garder des limites mais sans enfermer
Dans chacun de nos projets, l’écriture de la Charte constitue un moment fort. En particulier, parce qu’elle doit relever une sorte de défi : 1/ d’un côté, un projet de MLC doit être une initiative ouverte, bienveillante ; 2/ d’un autre côté, l’une des réalités de départ de nos projets c’est qu’avec une MLC les échanges économiques ne se font pas n’importe où, n’importe comment ni avec n’importe qui.
Ce qui est valable au niveau d’une charte d’un projet l’est aussi pour le Manifeste au niveau du réseau. C’est pourquoi nous proposons l’image d’un « cercle des valeurs ».
L’image est reprise d’un livre consacré à des « thèses sur le concept de grève » :
« Toutes les thèses sont disposées sur un cercle : chacune exprime, sur l’axe du rayon qu’elle s’est choisi, une même idée centrale ; chacune avance vers le centre. Mais il se peut, dès lors, que deux thèses y aillent en suivant un même diamètre et y aillent donc à l’envers l’une de l’autre » (1)Institut de démobilisation, Le concept de grève, Lignes, 2012..
Ajoutons que, pour le réseau des MLC :
- le centre est constitué d’un disque central, celui des valeurs fortes du réseau. On peut y voir un noyau, un cœur, un « disque dur ». Pourquoi ne pas accepter l’image de la roue, celle du Dharma bouddhique (Dharmachakra) ?
- les rayons qui visent tous le même centre 1/ peuvent donc se retrouver en opposition ; 2/ ils ne partent pas du centre, car il ne s’agit pas de croire que le centre « éclaire » et « guide » les projets.
Un tel schéma permet ainsi un espace de discussion en proposant une répartition entre ce qui est le fond même du réseau et ce qui est de l’ordre de l’expérimentation propre à chaque projet : c’est ainsi que des différences ne deviennent pas des différends mais des enrichissements.
- Exemple 1 : toutes les MLC du réseau donne priorité à la forme coupon mais certaines peuvent explorer la piste d’un paiement électronique en les réservant aux prestataires, ou alors en les autorisant aux utilisateurs quand le montant dépasse un certain plafond.
- Exemple 2 : la mise en place de la fonte ou non est une question de « rayon ».
Cette image d’un « cercle des valeurs » aura donc un double usage : 1/ en interne, il caractérise l’âme du réseau ; 2/ en externe, il clarifie la base de discussion avec d’autres réseaux.
3- L’animation du réseau par le groupe [rencontres]
Une MLC est une « alternative concrète », c’est-à-dire une expérimentation minoritaire d’un autre monde possible. Comme beaucoup d’autres alternatives, s’y pose donc la question difficile de la « gouvernance », mot fourre-tout qui indique en réalité la délicate démarcation entre le « pouvoir » et la « puissance » : comment échapper au double écueil symétrique de l’abus de pouvoir et de l’impuissance ?
Sur cette question, le réseau des MLC explore une voie originale : accepter de s’organiser mais sans tomber dans les rigidités de la structuration administrative, accepter de prendre des responsabilités sans pour autant confier sa voix à un « porte-parole ».
Les résultats sont là :
- Depuis 2010, des rencontres organisées deux fois par an.
- Le groupe a pris ses responsabilités lors des grands débats de l’an dernier : ACPR, Mission Magnen-Fourel, loi sur l’ESS.
Cette organisation repose souplement sur le groupe [rencontres] :
- Une légitimité en quelque sorte « historique » : pas du tout au sens où il serait réservé aux fondateurs historiques du réseau mais au sens où il s’est auto-construit historiquement, progressivement. Alors bien sûr les fondateurs historiques en font partie mais surtout à chaque rencontre il se renforce de ceux qui organisent la rencontre suivante. Par cooptation, et à l’occasion des discussions de 2014 avec l’ACPR, avec la mission Magnen-Fourel et pour la préparation du projet de loi sur l’ESS, il s’est aussi ouvert à deux initiateurs historiques du Sol : Célina Whitaker et Jean-Paul Pla (2)Les autres participants de ce groupe [rencontres] sont : Marie Baudin, Annie Vital et Michel Lepesant, Françoise et Philippe Lenoble, Giovanni Turco, Chloé Gambard, Amans Gaussel, Philippe Labansat, Jean-Claude Heyraud, Dante Edme-Sanjuro, Catherine Esnée et Jean-Claude Chauvigné..
- Le groupe [rencontres] est ainsi un groupe ouvert qui se modifie à chaque rencontre : on évite ainsi 1/ de se priver de l’expérience des « anciens » 2/ de devenir un « frein ». Il y a là une façon de s’auto-organiser qui est l’une des originalités « démocratiques » du réseau des MLC : la légitimité historique acquise par et dans le Faire (3)Il ne suffit pas de prétendre accorder une priorité au Faire sur le Dire, il faut le…faire et dire ce que l’on fait.
4- L’enjeu de la technique
Pour les 4èmes rencontres, Michel Lepesant avait proposé 7 « traits » pour aider à distinguer entre projet « ascendant » et projet « descendant » : impulsion, organisation interne, financement, rapport à l’idéologie, rapport à la technique, rapport à la loi, rapport aux institutions (4)https://monnaie-locale-complementaire-citoyenne.net/elements-danalyse-projet-mlc/.
Pourquoi aujourd’hui serait-il temps de faire un point sur la technique ?
- D’abord et fondamentalement parce que l’argent est bien un « outil », un moyen, un intermédiaire des échanges économiques. Sauf que, comme tout moyen, sa pente naturelle est de devenir une fin en soi : faire de l’argent pour… faire de l’argent, échanger pour… échanger. Il y a là une question de fond que Jean-Michel Servet désigne comme celle de la « banalisation de l’argent » (5)Jean-Michel Servet, Le grand renversement, Desclée de Brouwer, Paris, 2010, page 79, relie le sommet de la financiarisation généralisée, sommet qui est constitué par l’expansion irrépressible de la spéculation – quand un second étage est celui de l’intermédiation des paiements et des transferts (en particulier le mobile banking) – à « la base de la financiarisation [qui] est une expansion considérable de la monétarisation, du fait d’une banalisation de l’argent et d’une marchandisation à travers toute la planète des conditions mêmes de reproduction des ménages et des micro-entreprises »[4]. Une telle « banalisation de l’argent » oublie que la monnaie est d’abord un « lien » qui nous réunit les uns et les autres au sein d’un milieu de vie. Il va s’agir alors précisément de ne pas rompre ce lien : Dette= devoir=obligation=ligature=lien (c’est pourquoi la tradition voulait qu’en offrant un couteau, on y ajoute une pièce de monnaie, « pour ne pas couper le lien »)..
- Ensuite dans ses préconisations, l’ACPR opère toujours une claire distinction entre les MLC-coupons et les MLC comme moyens électroniques de paiement. Que signifierait pour l’âme de nos projets une toute-facilitation technologique des paiements ? Au sein du réseau des MLC, chacun pressent bien qu’un projet réduit à un paiement électronique avec récompense sur le modèle d’une carte de fidélité sortirait du cœur du réseau ; mais il faudrait dire explicitement pourquoi.
- Enfin, dans les « rencontres des MLC », c’est pour partager sur nos expériences de MLC que nous nous rencontrons, et c’est à cette aune que la question des modalités de la rencontre, de ses formes d’organisation doit être posée. Sans que, là encore, et comme toujours, la technique (d’organisation, d’animation, etc. ) étende son emprise en opérant des renversements de moyen à fin, où » nous ferions des projets de MLC pour nous rencontrer « .
Sans technophobie exagérée ni technophilie aveugle : il s’agit de maintenir/limiter l’usage des techniques dans le cadre du partage entre humains. Il faut oser se demander jusqu’à quel point des techniques d’échanges (économiques, économiques, langagiers) peuvent réellement résoudre des problèmes suscités par un défaut de socialité, surtout quand ces défauts de socialité sont de plus en plus souvent précisément causés par l’engloutissement de la socialité par et dans la technicité ?
Une certaine mainmise technicienne consiste précisément à prétendre que des techniques pourront sans cesse résoudre les problèmes ; sauf que ces problèmes sont le plus souvent engendrés par les solutions techniques des précédents problèmes (6)Sur toutes ces questions, il faudrait recommander la lecture des ouvrages de Jacques Ellul, Ivan Illich, Gunther Anders, Gilbert Simondon, Bernard Charbonneau…. C’est dans cet enchaînement de « solublèmes » que les moyens deviennent des fins et qu’il faut alors toujours plus de solutions techniques a toujours plus de problèmes techniques. Dans toute cette affaire : où est passé la véritable socialité, la véritable bienveillance, la véritable ouverture, la véritable écoute, le véritable refus de l’entre-soi ?
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Le réseau des MLC est donc défini par 1/ un cercle des « valeurs » (une « âme »), 2/ des rayons d’ouverture qui n’affaiblissent pas son cœur, 3/ une organisation justifiée par la légitimité historique du Faire, 4/ une claire conscience des potentiels et des limites de la technique.
Ce que ces quatre aspects ont en commun, c’est de poser ensemble la question des moyens et des fins pour en exiger la cohérence : entre le but (qui est indiqué par les « valeurs ») et la méthode (qui est décrite par l’image du cercle), nous faisons attention – nous prenons soin – à ne pas donner priorité aux moyens sur la fin.
Ceci repéré, formulé et discuté, pourquoi le réseau des MLC ne se sentirait-il pas mûr pour devenir le réseau des MLCC, le réseau des MLC citoyennes ? Retour à l’économie réelle, celle des femmes, des hommes et des citoyen-ne-s ?
Notes et Références
↑1 | Institut de démobilisation, Le concept de grève, Lignes, 2012. |
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↑2 | Les autres participants de ce groupe [rencontres] sont : Marie Baudin, Annie Vital et Michel Lepesant, Françoise et Philippe Lenoble, Giovanni Turco, Chloé Gambard, Amans Gaussel, Philippe Labansat, Jean-Claude Heyraud, Dante Edme-Sanjuro, Catherine Esnée et Jean-Claude Chauvigné. |
↑3 | Il ne suffit pas de prétendre accorder une priorité au Faire sur le Dire, il faut le…faire et dire ce que l’on fait |
↑4 | https://monnaie-locale-complementaire-citoyenne.net/elements-danalyse-projet-mlc/ |
↑5 | Jean-Michel Servet, Le grand renversement, Desclée de Brouwer, Paris, 2010, page 79, relie le sommet de la financiarisation généralisée, sommet qui est constitué par l’expansion irrépressible de la spéculation – quand un second étage est celui de l’intermédiation des paiements et des transferts (en particulier le mobile banking) – à « la base de la financiarisation [qui] est une expansion considérable de la monétarisation, du fait d’une banalisation de l’argent et d’une marchandisation à travers toute la planète des conditions mêmes de reproduction des ménages et des micro-entreprises »[4]. Une telle « banalisation de l’argent » oublie que la monnaie est d’abord un « lien » qui nous réunit les uns et les autres au sein d’un milieu de vie. Il va s’agir alors précisément de ne pas rompre ce lien : Dette= devoir=obligation=ligature=lien (c’est pourquoi la tradition voulait qu’en offrant un couteau, on y ajoute une pièce de monnaie, « pour ne pas couper le lien »). |
↑6 | Sur toutes ces questions, il faudrait recommander la lecture des ouvrages de Jacques Ellul, Ivan Illich, Gunther Anders, Gilbert Simondon, Bernard Charbonneau… |