Au fur et à mesure du projet de monnaie locale complémentaire (« papier » et convertible en Euro) sur le bassin de vie Romans-Bourg de Péage, le « faire ensemble » nous permet de mieux en mieux de prendre conscience des objectifs visés, des moyens nécessaires et même des critères de réussite qui nous permettront finalement de savoir si « cela valait le coup » ou non.

D’une façon très générale, ce projet est une « expérimentation sociale » car il s’agit d’une part de « faire pour » ou de « faire avec » plutôt que de « faire contre » et, d’autre part, ce « faire », il s’agit de le « faire ensemble », entre participants d’un même territoire, lui-même défini au fur et à mesure de son exploration, et de le faire par la base (plutôt que par le « bas » ou par le « haut »), dans un élan bottom-up et non pas top-down, comme le décrivent les Anglo-saxons : bref, « faire de la politique », mais autrement.

Nous sommes aujourd’hui dans la troisième phase d’élaboration du projet :

  1. Phase des explorations : beaucoup de discussions pour comprendre ensemble ce qu’est une monnaie, une monnaie locale, ce que seront les questions qu’il faudra se poser.
  2. Phase des fondations : celle des textes qui organisent l’association commune-Mesure et des textes qui décrivent le fonctionnement de la Mesure.
  3. Phase des constructions : tracer le réseau des prestataires éthiques, fabriquer les billets, construire avec d’autres acteurs du même territoire.

C’est dans cette troisième phase que nous présentons notre projet : aux futurs prestataires, à Romans-Bourg de Péage-Expansion (1)Elus et techniciens des communes de Romans et de Bourg de Péage., aux autres porteurs de projets de monnaies dans le cadre de la mise en place d’un réseau national. Cela nous oblige et nous permet de formuler très clairement le projet en sortant de notre « entre-soi » des « fondateurs ». Se pose alors maintenant la question de savoir ce qui nous permettra de dire que le projet a réussi car, « en face de nous », c’est bien cette question qui revient ; de la part, d’abord, des futurs utilisateurs : quelle est la différence avec l’Euro ? De la part des « prestataires » : pourquoi nous rejoindraient-ils dans cette aventure ? De la part des « institutionnels » : habitués à d’autres démarches, structurées autrement, il est normal qu’ils expriment un scepticisme spontané devant une autre façon de faire et qu’ils tentent d’évaluer/anticiper/juger la réussite possible du projet en reprenant les seuls critères qu’ils utilisent dans leurs pratiques. De la part des autres porteurs de projet en France : « alors, à Romans, vous en êtes où ? ».

Commençons par affirmer qu’une première réussite est d’inscrire la Mesure dans un processus, qui a ses racines et ses futurs. Le projet de monnaie locale vient du Forum Citoyen Romanais de 2009 : « changer les échanges » était le thème choisi. Avec le projet de monnaie locale, tous ceux qui s’y investissent peuvent toucher du doigt à quel point les champs des échanges sont multiples et ne cessent de se croiser : économique, éthique, démocratique, écologique, humain…

Mais ce n’est pas tout ; car l’élan de la Mesure alimente ce grand fleuve d’énergie qui traverse aujourd’hui le bassin de vie Romans-Bourg de Péage : le mouvement de la Transition (2)http://www.transitionfrance.fr/. Rien que cela, c’est d’ores et déjà une autre réussite dont le critère n’est pas « économique » mais « citoyen ». « Citoyen » non pas au sens « moderne » de l’individu « démocratique » qui se contente de n’être qu’un « ayant-doit » revendicatif mais au sens antique de celui qui habite une « Cité », c’est-à-dire un espace public délimité territorialement au sein duquel il exerce pleinement sa légitime souveraineté.

Mais il n’est pas question de s’arrêter en si bon chemin et de se contenter d’avoir bouclé ou initié des projets. Commencer sans attendre, sans délai, les nouveaux mondes, c’est bien ; aller jusqu’au bout, c’est encore plus satisfaisant. C’est là que se pose la question des critères de la réussite : comment mesurer cette réussite ou qu’est-ce que réussir la Mesure ?

Il y a déjà une première ambiguïté à enlever : ce n’est pas parce qu’une monnaie se situe dans la sphère économique qu’il faut en déduire que le critère de réussite se réduit au succès économique. Il y a à cela une première raison qu’il faut rappeler : c’est précisément pour ne pas rester dans un monde où le seul critère validé est le critère économique que nous expérimentons la Mesure. Cet argument est fondamental parce qu’il fournit un rappel de l’intention première : si la Mesure est une monnaie complémentaire de l’Euro, c’est parce qu’elle n’est pas l’Euro. Tout ce que l’Euro pourrait ( ?) faire mieux que la Mesure, il faut le laisser à l’Euro ; la Mesure respecte ainsi un principe de subsidiarité. D’ailleurs, stricto sensu, une monnaie locale est une monnaie plus « subsidiaire » que « complémentaire » : c’est au nom d’un tel principe que le projet peut d’ailleurs regrouper aussi bien des défenseurs de l’Euro que ses critiques. Ce que l’Euro ne peut pas faire, ou ne veut pas faire – pour des raisons souvent plus politiques que techniques – la Mesure peut avoir l’ambition de s’y atteler.

Avec la Mesure, la monnaie est ainsi remise à sa juste place : c’est l’économique qui doit être mis au service de la société et non pas l’inverse (3)Un projet de monnaie locale complémentaire permet ainsi de s’opposer à la logique absurde d’une « société toute entière encastrée dans sa propre économie », selon l’expression de Karl Polanyi.. Respecter des critères économiques n’est pas une condition suffisante pour réussir un projet, c’est juste une condition nécessaire. Ainsi, dans le cas d’une association prestataire, adhérer à la Mesure n’a aucun intérêt économique, ou très peu. Et dans le cas d’un commerçant ? S’il ne vient que pour son intérêt économique, on peut quand même lui garantir qu’au pire son adhésion ne peut lui faire perdre que 2% de ce qu’il aura encaissé en Mesure – en payant la commission de reconversion de la Mesure en Euro : et cela uniquement s’il n’a jamais trouvé aucun autre prestataire chez qui se fournir et payer en Mesure, s’il n’a jamais rendu de Mesure et si en tant que particulier, il n’a jamais trouvé aucun autre prestataire chez qui dépenser ses Mesure. On ne peut s’empêcher de penser devant un tel cas, qu’effectivement, une monnaie complémentaire locale, ce n’est pas vraiment pour lui. Ce qui n’est pas dramatique. Car on comprend bien – d’un point de vue strictement commercial – que l’intérêt des uns de bénéficier du réseau de prestataires peut dépendre d’une certaine manière du fait que tous les prestataires du bassin de vie ne sont pas membres du réseau. Et puis, on peut aussi faire remarquer qu’on voit mal pourquoi un projet de monnaie complémentaire devrait garantir au prestataire commercial un succès économique à 100% et à risque zéro : ne peut-il pas comprendre néanmoins une monnaie locale comme un petit risque à (entre-)prendre, pour une chance non négligeable de voir son chiffre d’affaires augmenter puisque les usagers « éthiques » de la Mesure devraient préférer privilégier un prestataire « éthique ».

Osons une « expérience de pensée » : que se passerait-il si tous les commerçants et prestataires du bassin de vie concerné rentraient dans le réseau ? Certes localement, ils perdraient l’avantage d’être ceux vers qui les usagers « éthiques » préfèrent orienter leurs dépenses. Pourtant, économiquement, ce serait loin d’être désavantageux au niveau cette fois non pas de la comptabilité d’un seul prestataire mais au niveau de la comptabilité générale du territoire : car, la monnaie au lieu de rester à seulement 20% sur le territoire – comme c’est le cas avec l’Euro – pourrait atteindre un taux de circulation de 60% ou 80%. De plus, une telle relocalisation des échanges diminuerait automatiquement le coût des transports ; réduisant du même coup leur impact écologique. Sans oublier que si tous les échanges sur un territoire se faisaient en monnaie locale, cela abonderait les finances de l’association émettrice – par la fonte, par les cotisations, par les commissions de reconversion (car toutes les taxes et impôts continueraient d’être réglées en Euro – mais pourquoi ne pas imaginer/rêver que les collectivités locales accepteraient de percevoir leurs recettes en Mesure, prenant ainsi à la charge de la collectivité locale le coût de la reconversion ?). Une telle « manne » financière permettrait à l’association émettrice d’avoir réellement les moyens pour des financements par micro-crédit.

Et quand bien même, il n’y aurait aucun avantage économique, au cas où l’absence de croissance ferait du jeu économique un jeu à somme nulle, cela ne voudrait pas dire du tout qu’une monnaie locale n’aurait aucun intérêt, car en dehors de l’intérêt économique, d’autres intérêts, à défaut d’avoir un prix, ont quand même de la valeur.

En ce sens, la Mesure n’est pas un objectif mais seulement un moyen. En vue de quel but ? En vue d’un but « éthique » : c’est pourquoi le premier critère de réussite de la Mesure sera éthique. D’autant plus qu’au sein de commune-Mesure, nous avons adopté un sens très élargi : dans l’éthique, nous incluons le social, l’écologique, l’humain et le citoyen. Non pas pour les empiler dans une course à l’exemplarité mais pour que chacun, suivant ses possibilités et ses désirs, puisse y trouver le sens de son engagement.

Remettre ainsi la monnaie à sa place est la condition nécessaire mais insuffisante d’une réappropriation de la monnaie dans ses usages.

Cette réappropriation peut être interprétée « par les deux bouts » : par le « bout » du mécanisme comme par le « bout » du label qui indique quels sont les prestataires qui constituent le réseau éthique. Ces deux « bouts » sont les deux faces de la Mesure. Chacun peut prendre la Mesure par le bout qu’il veut mais il ne doit pas faire comme l’enfant qui ne cesse de casser le bâton en croyant qu’il réussira un jour à n’avoir plus qu’un seul bout ! Autrement dit, à l’autre bout, il y a toujours un autre bout.

Quel est le mécanisme qui permet cette réappropriation ? A la différence de l’Euro dont le mécanisme est imposé, contraint, le mécanisme de la Mesure est construit par ses « fondateurs », ainsi nommés non pas parce qu’ils étaient là au commencement mais parce qu’ils sont des citoyens qui élaborent les fondations de la Mesure.

Autre différence simple, l’Euro est une monnaie potentiellement universelle. Dit plus directement, l’Euro n’a pas d’odeur, c’est du « fric » qui accepte d’être un moyen d’échange n’importe où, avec n’importe qui, pour n’importe quoi. Le même Euro qui peut permettre aujourd’hui d’acheter une pomme bio produite localement par un jeune producteur en installation peut très bien permettre demain de rémunérer au noir un travailleur exploité à produire dans des conditions sanitaires indécentes des produits inutiles.

La réappropriation citoyenne de la monnaie passe très exactement par un triple refus : du n’importe où, du n’importe qui, du n’importe quoi. Pour la Mesure, qui, où et quoi c’est au contraire très « important », cela importe ; cela « importe » du sens dans le mécanisme de la Mesure.

Ce triple refus, à l’autre bout du projet d’une monnaie complémentaire locale, est un triple choix : du qui, du où, du quoi. Donc la Mesure, ce ne sera pas avec n’importe qui mais seulement dans le réseau des prestataires « éthiques », qui se seront engagés au moyen d’une Convention qui a une double face : la face technique du « comment » et la face éthique du « pourquoi ». Donc le Mesure ce ne sera pas n’importe où mais seulement sur le bassin de vie Romans-Bourg de Péage. Donc la Mesure ce ne sera pas pour n’importe quoi : car ce sont bien les produits échangés et les prestations fournies avec de la Mesure qui vont lui donner son sens ; en elle-même, la Mesure n’est qu’un moyen, cela veut dire qu’à elle toute-seule, elle ne suffit pas pour « donner du sens ».

La Mesure joue ainsi le rôle d’un label qui permet de reconnaître qui, où et quoi accepte de remettre l’économie au service du social, sans sacrifier ses responsabilités écologiques, dans le respect de l’humain et du citoyen. Si le terme de « label » fait encore trop économique, remplaçons-le par « signe de reconnaissance ». En passant devant un magasin qui affichera son acceptation de la Mesure, le client pourra se dire qu’il peut aussi se conduite en citoyen et on peut espérer qu’il sera de plus en plus incité à donner sa préférence, au moment de faire le choix d’un achat, aux autres prestataires qui font vivre le même réseau. C’est là que le mécanisme de la Mesure – elle n’est valable qu’à l’intérieur d’un réseau – permet à chacun de retrouver de la responsabilité : en redonnant à chacun la maîtrise du qui, du où et du quoi.

C’est maintenant qu’il faut tenir compte d’une menace constante, d’une bonne objection à ne pas écarter trop facilement : le risque de l’entre-soi, du petit groupe fermé qui se replie sur lui-même. Méchamment dit, le risque d’apparaître comme une « secte ». Comment entendre cette bonne critique et en faire un atout supplémentaire ? La réponse est évidente : en ouvrant la Mesure. Signer la Convention pour un prestataire, ce n’est passer ni un examen de passage ni au tribunal : c’est juste signer un engagement. La Convention, celle qui relie le prestataire à l’association, est un engagement, une promesse et un chemin, la promesse de continuer sur le chemin d’une réappropriation de la monnaie par tous ses utilisateurs, les prestataires comme les particuliers. C’est pourquoi au cœur de la Mesure, en son âme, il y a la progressivité du « questionnaire de suivi » ; c’est pourquoi ce questionnaire de suivi, partie éthique de la Convention, nous l’avons appelé « Au fur et à mesure » et qu’à chaque question posée, cinq réponses sont possibles : oui, en cours, non, inapplicable, ne sait pas faire. La Convention est aussi un lien, un « bon » lien, pas celui qui entrave et restreint abusivement la liberté, mais le lien qui rapproche, celui de l’attachement. Celui qui relie sans lier.

Cette ouverture de la Mesure, c’est aussi la possibilité offerte à un prestataire de rendre de la Mesure même à un particulier qui ne serait pas déjà adhérent de droit à l’association commune-Mesure. Il recevra en même temps l’annuaire des prestataires ainsi qu’un bref livret lui décrivant avec précision le mécanisme et le sens d’une monnaie locale complémentaire. Si un tel projet a un sens autre que l’intérêt économique, parions qu’il sera intéressé par profiter lui aussi du supplément de sens.

C’est vrai qu’il aurait été plus simple de basculer de chaque côté de la crête et de réduire la Mesure à une simple carte de fidélité (au fait, qui a déjà reproché à une carte de fidélité d’être un signal de sectarisme ?) ou de se contenter de rester entre producteurs bio et consommateurs bobos. La Mesure a choisi tout au contraire de tenter une expérimentation sociale « sur la crête », une « espérience ».

Cette « espérience », sur cette ligne de crête, quand son pas sera un peu plus assuré, devra s’engager à son tour dans la dimension réellement sociale et solidaire d’une monnaie complémentaire. C’est-à-dire, ne pas réserver l’usage de la Mesure seulement à ceux qui sont déjà en possession d’Euro qu’ils peuvent convertir dans un des comptoirs d’échange mais l’ouvrir à d’autres. Encore une fois, en l’absence d’une dimension sociale et solidaire, une monnaie risque de n’avoir que des intérêts économiques et pour cela, nul besoin d’une monnaie complémentaire, il y a déjà l’Euro pour cela.

D’ores et déjà, sera possible une conversion « solidaire » : acquérir des Mesures à un taux de conversion avantageux. Mais il faut aussi partir à la chasse aux ressources inutilisées pour les mettre en correspondance avec les besoins insatisfaits : la Mesure pourra être le moyen de ce rapprochement. Et ne pas oublier de tenter « l’entrée par le temps » : acquérir des Mesure en contrepartie d’une activité sociale. Cela supposera peut-être des financements supplémentaires : l’occasion pour des institutions publiques territoriales de réellement contribuer à des expérimentations de l’économie solidaire, non pas en les initiant dans des démarches top-down mais en fournissant les moyens à des projets citoyens, à la démarche bottom-up, de se réaliser.

Réussir la Mesure, mesurer sa réussite : ah qu’il aurait été plus simple de n’entreprendre qu’un projet économique parce que, dans ce cas, que sont simples les critères quantitatifs de la réussite : il suffit de faire quelques additions et soustractions. Un bon logiciel peut même y pourvoir.

L’âme de la Mesure mérite des critères de qualité ; qui pour fournir quelques évaluations devront être discutés, susciteront même quelques désaccords : remettant ainsi au cœur de la Cité la valeur-parole.

Au fond, si la Mesure n’avait jamais été qu’un sujet de discussion citoyenne, est-ce que ce ne serait pas déjà une réussite ?

http://monnaie-locale-romans.org/

Notes et Références

Notes et Références
1 Elus et techniciens des communes de Romans et de Bourg de Péage.
2 http://www.transitionfrance.fr/
3 Un projet de monnaie locale complémentaire permet ainsi de s’opposer à la logique absurde d’une « société toute entière encastrée dans sa propre économie », selon l’expression de Karl Polanyi.

Un commentaire

  1. Je viens de lire plusieurs de vos articles au sujet des MLC, dans le cadre de mon travail d’accompagnement professionnel durant un DLA sur l’association Euskal Moneta !

    Je tiens à vous remercier pour l’esprit « critique » (dans le sens « d’oxygène ») apporté par vos réflexions, vos propositions, vos espérances ainsi que votre humilité dans les propos !

    Tout ceci me permet à mon tour d’être vivant et conscient, par rapport à mes échanges et la construction commune possible avec Euskal Moneta !

    Merci, avec toute ma bienveillance !

    Eric Marsaudon

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